Le Sénat a adopté, lors de sa plénière du 29 mars, le rapport d’information consacré à la société intelligente numérique. Un document dans lequel le Sénateur Yves Evrard s’est particulièrement investi.
Il s’agissait d’un des points les plus importants de l’ordre du jour de la séance plénière du vendredi 29 mars : la présentation et l’adoption par le Sénat du rapport d’information consacré aux retombées, opportunité, potentialités et risques de la société intelligente numérique. Le Sénateur Yves Evrard faisait partie des rapporteurs. Retour avec le citoyen de Neufchâteau sur un travail fouillé et pertinent. Interview.
Quel était votre objectif, au moment d’entamer la réalisation de ce rapport d’information ?
Notre but était double. Le premier était d’appréhender la nature des opportunités, des possibilités et des défis induits par le développement de l’intelligence artificielle sous certains aspects, à savoir le marché du travail, l’enseignement, la formation, l’éthique, la vie privée, la recherche. Le deuxième était de voir comment optimaliser et renforcer les synergies, tant entre les niveaux de pouvoir qu’entre les différents acteurs du domaine, afin de répondre de manière ambitieuse à cette transition numérique et technologique.
Le sujet de l’intelligence artificielle méritait-il un tel travail ?
Oui. L’intelligence artificielle et son binôme, la technologie, sont de formidables atouts pour le développement et l’épanouissement d’une nation, de son économie, de ses entreprises et de ses citoyens. Elles doivent être encouragées, soutenues et valorisées. Cela nécessite d’importants investissements, une coopération efficace entre les acteurs, une inclusion numérique de tous les citoyens, un soutien aux entreprises, un enseignement et des formations adaptés et ambitieux. Mais aussi, et non sans importance, cela nécessite que l’on déploie les efforts nécessaires afin d’assurer la viabilité de notre sécurité sociale.
Quel enjeu voudriez-vous mettre en exergue ?
Il nous revient de garder le contrôle sur la technologie et de l’utiliser pour le bien des citoyens. La technologie a pour vocation d’accompagner les citoyens et les travailleurs au quotidien, non pas de les remplacer. L’humain reste ainsi au centre de cette transition numérique et technologique. Ces différents éléments se retrouvent dans le rapport que nous sommes amenés à voter aujourd’hui. Les auditions en commission et le travail mené avec les rapporteurs ont permis d’établir des recommandations pertinentes qui mettent en valeur et appellent à prendre les initiatives nécessaires à un développement positif et ambitieux de l’intelligence artificielle dans notre pays. Notre groupe a beaucoup œuvré en ce sens, toujours dans l’idée de prendre maintenant les bonnes décisions pour faire en sorte que demain, le numérique soit une opportunité accessible à tous dans le respect et en veillant au bien-être de chacun.
Vous parlez de recommandations. Quelques exemples ?
Je retiens particulièrement la recommandation qui suggère la mise en place d’un Conseil interfédéral. Celui-ci analyserait et stimulerait l’impact et les opportunités de l’intelligence artificielle pour notre société et notre économie nationale, dans la continuité de l’actuelle AI4Belgium Coalition. Il ne s’agit donc pas ici de créer un énième organe et de multiplier les instances compétentes en matière de numérique et d’intelligence artificielle ; ce qui serait coûteux et ne ferait que fragmenter davantage encore les centres de compétences. Il s’agit plutôt d’assurer une permanence, une continuité et une efficacité dans la stratégie que notre pays s’efforce actuellement à développer.
Le rapport d’information mentionne également la création d’un Comité d’éthique…
Ce Comité d’éthique accompagnerait l’industrie, les autorités et la société dans les sujets éthiques et réglementaires. Il est essentiel que des principes éthiques soient établis afin de soutenir le développement et l’utilisation de l’intelligence artificielle. Un cadre légal et éthique stable facilite l’innovation, en particulier dans un contexte qui repose sur des compromis entre avantages collectifs et contraintes individuelles. Il nous semble néanmoins tout aussi important que ces principes éthiques ne soient pas le résultat de décisions prises au niveau belge uniquement. Ces règles ou normes doivent être développées au niveau européen et international pour éviter un dumping éthique qui nous serait in fine défavorable, et s’assurer que les applications d’intelligence artificielle développées en Belgique soient facilement exportables à l’étranger.
Aspect juridique et vie privée
Quid de l’aspect juridique ?
Il est important de garantir une sécurité juridique et une cohérence du droit en la matière, aux niveaux national et européen. Le cadre juridique applicable doit être efficace et adapté à l’environnement sociétal. Je salue donc la recommandation qui invite la Commission européenne à procéder à une réévaluation régulière du cadre juridique et réglementaire applicable en matière d’intelligence artificielle, à commencer par celui relatif à la responsabilité juridique. Il convient que ce cadre soit en adéquation avec l’évolution des technologies et de l’intelligence artificielle, avec les objectifs poursuivis par ceux-ci et avec les valeurs fondamentales de l’Union européenne.
Avez-vous abordé la question de la vie privée ?
C’était nécessaire. La protection de la vie privée constitue une condition sine qua non pour assurer la confiance des citoyens dans les nouvelles technologies. Les données constituent la matière première de la transition numérique. C’est pourquoi il est essentiel que nous mettions en place une politique coordonnée et plus systématique d’ouverture des données, et ce dans le respect de la législation nationale et européenne applicable en matière de protection de la vie privée, de protection des données et de propriété intellectuelle. Une protection optimale de la vie privée passe tant par la sécurisation des modes d’accès aux données anonymisée que par une correcte éducation et sensibilisation des citoyens au respect de la vie privée, par exemple dans le cadre de l’usage qu’ils font des réseaux sociaux ou du Cloud.
L’IA touche également à l’économie. Que préconise le rapport ?
Nous devons soutenir pleinement nos entreprises en leur donnant les moyens de concrétiser et de développer leurs idées innovantes. Il nous paraît dès lors essentiel de faire en sorte que nos start-up numériques aient accès en Belgique à des financements leur permettant non seulement de lancer leurs activités, mais également d’assurer leur développement structurel et géographique sans être contraintes d’aller chercher ces financements à l’étranger. Bien sûr, leur déploiement et leur compétitivité dépendent aussi de la modernisation des outils numériques dont elles disposent et des compétences de leurs travailleurs. Cette dernière condition, essentielle, constitue par ailleurs un des points majeurs de notre rapport. La nature des compétences qui seront nécessaires sur le marché du travail de demain évolue inévitablement avec la robotisation et la présence de plus en plus marquée et généralisée de l’intelligence artificielle.
La robotisation…
Elle modifie et continuera à modifier la nature des tâches qui constituent un emploi. C’est pourquoi il est essentiel que nous menions une profonde réflexion sur l’enseignement de demain et sur les compétences que celui-ci doit inculquer à nos enfants. J’entends par là que nous devons davantage qu’aujourd’hui nous concentrer sur les compétences non techniques et celles dites du 21e siècle, comme la créativité, l’esprit d’entreprise, le management, la collaboration, ou encore la numératie.
A propos de la formation, que retenir des travaux du Sénat ?
Un large consensus existait entre les rapporteurs par rapport aux questions relatives à l’enseignement et à la formation. Une des recommandations qui nous a paru à tous essentielle est la nécessité d’instaurer un droit universel à l’apprentissage qui donnerait à chacun la possibilité de développer ses compétences tout au long de sa vie. Former les jeunes au cours des 20 ou 25 premières années de leur vie ne suffira plus à les équiper correctement pour le reste de leur vie, non seulement en tant que travailleurs, mais aussi en tant que citoyens et acteurs de la société. Il faut donc que nous réfléchissions à la manière dont il convient d’organiser les possibilités d’apprentissage tout au long de la vie afin que chaque travailleur puisse continuellement faire évoluer ses compétences. A cet égard, et comme nous l’a expliqué Kris Degroote, secrétaire adjoint du Conseil central de l’Economie, lors de son audition, le Forem, le VDAB et Actiris doivent bien tenir à jour les modifications dans les profils et aptitudes recherchés afin de permettre un feed-back rapide vers l’enseignement et une bonne collaboration entre les entreprises et les écoles.
Et s’il fallait retenir un dernier pan présenté dans le document ?
Ce serait l’importance du rôle des organismes de recherche dans le développement de l’intelligence artificielle ! Car, si nous avons chez nous des chercheurs de renommée mondiale, notre recherche n’a pas la masse critique nécessaire exploiter pleinement les opportunités économiques de la révolution numérique. Nous devons pour cela attirer et retenir suffisamment les talents en intelligence artificielle, faciliter la collaboration entre les différents organismes de recherche et encourager la recherche interdisciplinaire. Le travail que nous avons mené est essentiel et s’inscrit dans un mouvement énergique en faveur du développement de l’intelligence artificielle et du numérique. De nombreuses initiatives sont en effet prises à tout niveau pour tirer parti de cette importante transition dans le respect des valeurs et des intérêts de chacun. Qu’elles soient privées, locales, régionales, fédérales, européennes – toutes ces initiatives visent à faire de l’intelligence artificielle le moteur du progrès technologique, qui constitue, nous en sommes convaincus, une des clés du progrès social.
En conclusion ?
Le rapport approuvé le 29 mars en séance plénière dresse un portrait qui révèle des enjeux importants pour notre société. Nous y avons ajouté de nombreuses pistes d’amélioration via nos recommandations, et je souhaite que notre travail puisse inspirer les gouvernements de notre pays. Je souhaite également que chaque citoyen, quel que soit son statut ou son ambition, aie conscience des énormes opportunités qui s’offrent à nous et qui sont à saisir dans le domaine de la numérisation et des nouvelles technologies, des enjeux qu’ils représentent pour notre société et de l’urgence avec laquelle il faut agir. A cet égard, je suis heureux de voir que les ministres Philippe De Backer et Alexander De Croo ont récemment posé le premier jalon d’une stratégie officielle et ambitieuse pour la Belgique en matière d’intelligence artificielle. J’espère que les prochains gouvernements sauront concrétiser et poursuivre ensemble cette stratégie.