Le 24 novembre 2017, le Parlement francophone bruxellois a voté une motion en conflit d’intérêts avec le Parlement fédéral au sujet du projet de loi sur les contingentements Inami. Si la procédure de conciliation entre les assemblées n’aboutit pas, le Sénat devra rendre un avis motivé sur le sujet.
Un réforme devenue indispensable…
Pour rappel, chaque diplômé en médecine a besoin d’un numéro Inami afin de pouvoir débuter une spécialisation ou une formation de médecin généraliste. Le contingentement fédéral actuel permet à la Communauté flamande de disposer chaque année de 738 numéros Inami, contre 492 en Communauté française, matérialisant ainsi une répartition de 60/40.
Jusqu’en 2016 cependant, il n’existait en Communauté française aucun filtre à l’entrée des études de médecine, ce qui a inexorablement conduit à un nombre de diplômés excédant le nombre de numéros Inami disponibles. Les autorités ont dès lors dû aller puiser dans les réserves de numéros Inami des années suivantes, engendrant ainsi à ce jour un excédent de 1.531 numéros Inami pour la période de 2004-2020 (initialement fixé à 3.167 par Laurette Onkelinx lorsqu’elle était Ministre de la Santé) !
La réforme en question devenait donc inéluctable, le gouvernement fédéral devait agir. D’autant plus qu’en 2018 débarqueront les 1.800 étudiants de la « double cohorte », résultat d’un abaissement de la durée des études de médecine de 7 à 6 ans. Dans le but de rassurer les esprits, un arrêté royal promulgué en juillet 2017 a permis à tous les étudiants qui terminaient leurs études en 2017 de recevoir un numéro Inami. La Ministre de la Santé publique, Maggie De Block, a également rappelé que des numéros supplémentaires seront octroyés aux étudiants en 2018, 2019 et 2020 si l’examen d’entrée organisé en Communauté française était maintenu et qu’il s’avérait efficace.
Il faut également savoir que pour des raisons « techniques », il n’y a pas eu d’arrêté royal fixant les quotas pour les années 2021 et 2022. Ce qui signifie que tous les étudiants qui termineront leurs études ces deux années là auront un numéro Inami et que le surplus n’entrera pas en ligne de compte pour le lissage négatif.
La réforme basée sur trois axes majeurs
Le projet de loi prévoit qu’ «à partir de 2024, chaque année, ce surnombre [de 1.531] sera déduit des futurs quotas (=lissage négatif), jusqu’à ce que le surnombre soit résorbé. Le nombre, déduit chaque année, sera égal à la différence entre le futur quota d’une année déterminée et un nombre fixe de 505.» Cette limite a été déterminée sur base de l’avis de la Commission de planification, qui indique, en outre, que le quota annuel pour l’année 2023 est fixé à 607 en Communauté française et 838 en Communauté flamande, et que le lissage négatif devra se faire sur 15 ans. (607-505=102×15=1531)
Ce projet stipule également qu’à partir de 2024, la Commission de planification fixera le quota fédéral global pour le Royaume, et que ce contingent sera ventilé par Communauté sur base d’une clé de répartition qui sera calculée par la Cour des Comptes en fonction du nombre d’habitants. Pour ce qui est de la Région de Bruxelles-Capitale toutefois, le nombre d’habitants par Communauté ne peut être déterminé d’emblée. Ce sera donc le nombre d’élèves de l’enseignement primaire et secondaire francophone ou néerlandophone dans la Région de Bruxelles-Capitale qui sera utilisé pour répartir le nombre d’habitants de la Région par Communauté.
Il prévoit enfin que ça sera le Service Public Fédéral Santé publique qui sera chargé de la délivrance des attestations de contingentement, qui devront respecter les quotas établis. Les maîtres de stage ne seront autorisés à former que les candidats qui disposent d’une telle attestation.
Selon certains partis, le projet de loi lèserait les intérêts des francophones
Le projet a fait l’objet de deux propositions de motions en conflit d’intérêts : l’une par le Parlement de la Communauté française, l’autre par le Parlement francophone bruxellois, chacune devant être validée aux trois quarts des voix. La première a été bloquée par le MR, qui dispose de plus d’un quart des voix au Parlement de la Communauté française. Toutefois, la deuxième a été confirmée par le Parlement de la COCOF le 24 novembre 2017.
Le PS, Défi, le cdH et Ecolo estiment que les intérêts des francophones sont gravement lésés par ce projet de loi pour plusieurs raisons :
- Le gouvernement fédéral fixe à 505 le nombre de médecins francophones alors que la commission de planification avait recommandé de monter à 607; ce qui va, selon eux, accentuer la pénurie de médecins en Communauté française.
- Le critère applicable pour la clé de répartition à valoir en Région bruxelloise ne reflète nullement la réalité sociale et linguistique de la Région, et désavantagerait dès lors les francophones puisqu’une partie conséquente des élèves des écoles flamandes de Bruxelles sont francophones. Cet argument est également soutenu par le Conseil d’Etat, qui, en outre, «n’aperçoit pas le lien entre le nombre d’élèves en obligation scolaire fréquentant respectivement les écoles francophones et néerlandophones, d’une part, et la répartition des attestations de contingentement des candidats-médecins spécialistes par Communauté, d’autre part».
- On limite le nombre d’étudiants diplômés belges alors qu’on recrute, sans restriction, des médecins étrangers qui ne maîtrisent pas toujours le français. Les partis soutiennent qu’en 2015, 41,1 % des médecins ayant obtenu un numéro Inami en Fédération Wallonie-Bruxelles ont été diplômés à l’étranger, pour 16,1 % en Communauté flamande.
Le MR en défenseur du compromis
Le MR, principalement par le biais du Député et Sénateur Jacques Brotchi, défend bien entendu le compromis fédéral et répond aux critiques en insistant sur les nombreux avantages du projet pour les francophones :
- Tous les étudiants inscrits en faculté de médecine à ce jour se verront attribuer un numéro Inami, à condition que l’examen d’entrée soit maintenu et efficace.
- Le rapport 58/42 tel que convenu pour 2023 permet un remboursement de la «dette» de 102 unités annuelles sur un total de 607 et non plus de 492, qui est le quota applicable jusqu’en 2020. La limite inférieure de 505 attestations n’est donc pas à voir comme un nivellement vers le bas, mais comme un nivellement vers le haut comparé aux 492 attestations délivrées jusqu’à présent.
- Le lissage négatif se fera progressivement sur un délai de 15 ans au lieu de 7, comme exigé au départ par la N-VA. De plus, une révision des calculs sur la « dette » a permis de la réduire de moitié (1.531 au lieu de 3.167).
- Le critère des écoles a été choisi car il en résulterait, sous réserve des calculs de la Cour des Comptes, un différentiel négatif d’environ 20 médecins francophones débutant une spécialisation en 2024 par rapport au nombre de médecins qu’on aurait obtenu en suivant l’avis de la Commission de planification. Ce chiffre est donc à relativiser quand on sait que 14.486 médecins travaillent en Wallonie et 5.353 à Bruxelles.
- Contrairement aux idées reçues, le recrutement de médecins étrangers n’aggrave pas la pénurie de médecins. En effet, non seulement les médecins étrangers se voient attribuer des numéros Inami hors quota, mais en plus il faut tenir en compte des quelque 9.000 médecins diplômés en Belgique qui sont partis s’installer à l’étranger. En outre, selon des sources concordantes dans la profession, une part non négligeable de médecins étrangers occuperaient prioritairement les spécialités hospitalières que les Belges délaissent : urgences, soins intensifs, gériatrie, et dans une moindre mesure, pédiatrie.
Le rôle du Sénat dans la procédure en conflit d’intérêts
La procédure en conflit d’intérêts peut être initiée par une assemblée législative lorsqu’elle estime ses intérêts gravement lésés par une mesure prise par un autre parlement. La notion d’intérêt n’étant pas définie par la loi ordinaire de réformes institutionnelles du 9 août 1980 ni par la Constitution, il revient au parlement qui enclenche la procédure de définir lui-même l’intérêt qu’il estime menacé. La notion, en principe, exclut tout excès de compétence mais implique une appréciation subjective de la manière dont l’autre assemblée exerce ses compétences.
La motion, qui doit être votée aux trois quarts des voix, a pour effet de suspendre la procédure législative pendant 60 jours – vacances parlementaires non comprises – pour permettre aux assemblées de se concilier. Si le texte qui fait l’objet du conflit d’intérêts est amendé en commission après qu’un parlement ait affirmé être lésé, ce dernier dispose de 15 jours pour confirmer la motion. Cette confirmation fera alors courir le délai de 60 jours. Si, endéans ce délai, la concertation n’a pas abouti à une solution, le Sénat est saisi du litige et disposera de 30 jours pour tenter de concilier les parties et aboutir à une solution. A la fin de ce délai, il rendra un avis motivé au Comité de conciliation, qui se prononcera par consensus endéans un délai de 30 jours.
Dans le cas d’espèce ?
Suite à l’adoption, le 7 novembre 2017, du texte du projet de loi en seconde lecture par la Commission de la Santé publique de la Chambre, le Parlement francophone bruxellois a confirmé sa motion en conflit d’intérêts le 24 novembre. Le délai de 60 jours pour conciliation est actuellement ouvert. Aboutira-t-elle à la saisie du Sénat? Rendez-vous début février pour le savoir !
Notons que ce conflit d’intérêts est le deuxième cas de figure de cette législature, et pourtant pas le dernier. En effet, les projets des pensions du Ministre des pensions Daniel Bacquelaine (MR) suscite une vive opposition au sein de la COCOF, avec une première motion en conflit d’intérêts votée en juillet sur le projet de loi relatif à l’harmonisation de la prise en compte des périodes d’études pour le calcul de la pension, et une deuxième votée le 24 novembre dernier par la même assemblée au sujet de la réforme des pensions des pouvoirs locaux.